Digital Fortress

Dan Brown, l'auteur du best-seller Da Vinci Code (beaucoup mieux réussi que le DADVSI Code de RDDV) n'en est pas à son coup d'essai. Nous parlons ici de son premier roman, Digital Fortress (forteresse numérique), s'intéressant au milieu des cryptographes de la célèbre National Security Agency (NSA).

The ultimate code. It's powerful, dangerous -- and unbreakable...

Telle est la phrase d'accroche de couverture de Digital Fortress. Tout de suite, on sait que celui-ci traitera de cryptographie, reste à savoir comment. Plantons le décor... Comme d'habitude dans les romans de Dan Brown, cela commence par un meurtre : la victime n'est ici ni un restaurateur de musée (The Da Vinci Code), ni un scientifique en expédition polaire (Deception Point), ni un spécialiste de l'antimatière au CERN (Angels and Demons) mais un japonais brandissant un anneau au plein coeur de Séville.

Ensuite, présentation du couple de protagoniste... Elle, c'est Susan Fletcher, belle et intelligente cryptologiste[1] de la NSA. Lui, c'est David Becker, un brillant universitaire de 35 ans ne maitrisant pas moins (entre autres) de 6 langues asiatiques. Mais, contrairement aux romans suivants de Dan Brown, ils se connaissent déjà, préalablement au déroulement du roman.

Le roman continue avec une présentation de la NSA (la No Such Agency ou National Security Agency pour les intimes), cet organisme gouvernemental américain chargé de l'interception de communications ainsi que de leur déchiffrement. Après les classiques et nombreuses phases d'authentification, nous pénétrons au sein du département de cryptologie de l'agence. C'est ici que travaille Susan sous les ordres de Strathmore. On nous présente la dernière invention de la NSA, un super-calculateur quantique capable de casser n'importe quel chiffrement, le TRANSTLR, une merveille de la technologie à 1,9 milliards de dollars, issue de 500 000 heures de travail (ce qui valorise l'heure de travail d'un agent de la NSA à 3800$ si l'on néglige le coût du matériel). Doté de 3 millions de processeurs, il est même capable de percer en quelques heures des données chiffrées avec des clés de milliers de bits.

We hit a COMINT intercept a few month ago that took about an hour, but it had a ridiculously long key -- ten thousands bits or something like that. (p. 28)

Problème : le pauvre TRANSLTR bute sur un message depuis plusieurs heures, sans résultat. Un nouvel algorithme révolutionnaire incassable par le dieu des ordinateurs ? Impossible pensent Susan et Strathmore, le principe de Bergofsky stipulant que tout code peut être cassé. Mais le principe de Bergofsky existe-t-il vraiment ? Petite recherche sur Google : quasiment toutes les pages citant ce principe se rapportent... à Digital Fortress. Une pure invention romanesque de Dan Brown probablement. On notera qu'en réalité, il existe certains chiffrements théoriquement incassables, en particulier lorsque la clé est aussi longue que le message et utilisée une unique fois (chiffrement par masque jetable[2]. Au passage, on notera que Dan Brown mélange aussi joyeusement dans son roman bits, octets (bits et bytes pour les anglophones) ou caractères ASCII. Mais ce n'est pas encore le plus grave...

Tankado, un informaticien japonais viré de la CIA pour avoir été un peu trop favorable aux thèses de l'Electronic Frontier Foundation (organisation étatsunienne de défense des libertés et de la vie privée), tué à Séville, est l'auteur de cet algorithme défiant le super-ordinateur de la CIA. Avant de mourir, il a mis en ligne sur le Web le code-source de son algorithme, oui, mais...

The formula for Digital Fortress had been encrypted using Digital Fortress. Tankado has posted a priceless mathematical recipe, but the text of the recipe had been scrambled. And it has used ''itself'' to do the scrambling.

Et oui ! Digital Fortress est chiffré par lui-même. Seul Tankado connaît la clé de chiffrement... et un complice. Avant de mourir, Tankado avait menacé la NSA de rendre publique sa clé de chiffrement si elle ne reconnaissait pas publiquement l'existence de TRANSLTR. Dur dilemme pour Strathmore : accepter le chantage de Tankado et révéler au monde la puissance cryptologique de la NSA ou prendre le risque de l'utilisation généralisée d'un algorithme rendant obsolète le joyau de l'agence. Problème : Tankado est mort avec sa bague. Celle-ci mentionnerait-elle la clé de chiffrement de Digital Fortress ? Qui est l'ange-gardien détenant le second exemplaire de la clé ?

Seul petit problème : pour déchiffrer le code-source de l'algorithme, il faut certes la clé... mais également l'algorithme. Ah oui mais l'algorithme est chiffré... Un problème récursif qui rend indéchiffrable à tout jamais Digital Fortress. Si nous ne sommes plus à une incohérence cryptographique près, celle-ci est tout de même la meilleure que compte le roman.

Afin de récupérer la bague-clé, Strathmore envoie à Séville le fiancé de Susan (l'universitaire polyglotte) : un séjour, qui contrairement à ses attentes, ne sera pas des plus reposants. Sa mission : retrouver la bague tout en était poursuivi par un mystérieux tueur sourd-muet prêt à tout pour l'éliminer. Au menu : des courses-poursuites à travers les rues de Séville. Dan Brown en profite pour exposer des clichés caricaturaux sur l'Espagne.

Et pendant ce temps là, ça chauffe à la NSA : le pauvre TRANSLTR en surchauffe, menaçant de rendre l'âme face à des virus en furie. Des documents top-secret kidnappés par des hackers. Bref, aucun cliché de la sécurité informatique ne nous sera épargné. On aura même droit à une scène d'anthologie où les méchants virus matérialisés sur un écran, grignotent visuellement firewalls et autres dispositifs de protection (miam, miam).

Mais bon... rassurez-vous... tout comme tout roman de Dan Brown, on aura droit à un happy ending. Les gentils (Susan et David) auront droit à une nuit dans une suite de Stone Manor pour récompense et les méchants seront châtiés.

Bilan : ce premier roman de Dan Brown se laisse lire même s'il contient de nombreuses et ÉNORMES erreurs factuelles en matière de cryptographie. Dan Brown est sans doute un bon romancier mais pêche ici par la pauvreté des recherches préalables sur le sujet : on n'est encore loin d'un Da Vinci Code ou d'un Angels and Demons. On retrouve toujours la même construction (nombreux chapitres courts) et les mêmes archétypes de personnages (le couple de héros, le grand méchant à l'identité dissimulée, l'homme de main, les méchants gentils, ...) caractéristiques des romans de Dan Brown : pour les habitués, il ne sera pas très difficile de reconnaître dès les premières page l'identité du vilain. Un coup d'essai de Dan Brown qui sera peut-être traduit ultérieurement en français suite au succès du Da Vinci Code (comme l'ont été également ses deux autres romans Anges et Démons et Deception Point).

Mise à jour après l'écriture de l'article : ce livre a finalement été traduit en français. Ça commence très fort dès le titre : «Forteresse digitale». Pourtant nulle question de doigts dans cette forteresse...

  1. Tiens, ça ne vous rappelle rien ? (un indice)
  2. Dans les faits de tels chiffrements ne sont pas très pratiques d'utilisation car se pose la problématique du transport sécurisé de la clé. Si l'on doit transférer confidentiellement une clé aussi longue que le message, pourquoi ne pas transmettre le message directement ? Néanmoins dans certaines situations, cela peut être utile comme en cryptographie quantique où l'on peut transmettre des données aléatoires sans risque d'interception (mais pas des messages fixés à l'avance)
🗓 Publié le lundi 10 avril 2006
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